Quand la communication relationnelle ne se met pas au service de l’organisation…et qu’en voulant éviter le conflit, on l’appelle
- slejeunefc
- 1 juin
- 10 min de lecture
Aujourd'hui, aléas de trains, je suis bloquée à la gare, et j'ai eu envie de faire un point sur le conflit dans les organisations. Ma vision... parce que le week-end a été émotionnellement riche peut être et je me suis trouvée à exposer mes réflexions dans un contexte où je ne m'y attendais pas.

1. Le paradoxe de l’évitement
Ce que j’observe régulièrement dans les organisations — et cela s’est confirmé récemment quand je me suis trouvée au cœur d’un conflit d’organisation —, c’est ce mécanisme bien connu : à force de vouloir préserver la paix, protéger les équilibres, éviter de heurter, on peut choisir le chemin de l’éviction, de l’opacité, ou d’une autorité appliquée "pour le bien commun".
Pourtant, ce type de choix produit souvent deux effets.
D’abord, on agit sans se mettre dans la réalité de l’autre, sans relation, sans dialogue vrai. Et c’est précisément là que l’on finit, presque inévitablement, par provoquer ce que l’on voulait éviter : le conflit. Mais puissance 10. Avec de la colère en plus. Avec de la blessure, parfois. Parce que le conflit n’était pas évité : il était reporté, déplacé, étouffé.
Ensuite, on installe une vigilance chez l’autre, une forme d’inquiétude sourde. L’absence d’explication ou de clarification alerte notre cerveau. Car quand nous ne comprenons pas une situation, quand nous ressentons une dissonance, notre cerveau ne nous dit pas : « Ne t’inquiète pas, tout va bien. »
Il nous dit : « Attention, danger. » C’est un réflexe de protection, ancien, fondamental. Le cerveau humain n’aime pas le vide de sens. Il préfère remplir. Et ce qu’il utilise pour combler les blancs, ce ne sont pas des hypothèses bienveillantes, mais souvent les scénarios les plus menaçants.
Quels sont les auteurs qui vont dans ce sens ? En voici quelques-uns, dont les travaux éclairent bien ces mécanismes.
Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel d’économie, notre cerveau, quand il ne comprend pas ce qui se passe, ne cherche pas forcément à comprendre. Il cherche à se protéger. Il remplit le vide avec ce qu’il connaît : des scénarios, souvent négatifs. C’est une vieille stratégie de survie.
François Dubet, sociologue français, lui, parle de « conflits différés » : ces tensions qu’on ne traite pas, croyant bien faire, mais qui s’accumulent… jusqu’à exploser un jour, souvent là où on ne s’y attend pas.
Christophe Dejours, médecin et psychanalyste, évoque ce qu’il appelle la « violence éthique » : quand on agit pour le collectif, mais sans prendre en compte la réalité vécue par les personnes concernées. On ne veut pas faire de mal, mais on crée quand même de la souffrance. Et cette souffrance, si elle reste silencieuse, devient un terreau pour le conflit.
C’est ainsi que naît l’opposition. Pas dans l’intention. Mais dans le vide entre les intentions.
Un autre phénomène joue ici : le cerveau voit ce qu’il a envie de voir, ou plus exactement, ce qu’il est conditionné à percevoir par l’émotion du moment. Si je me sens en danger, mon cerveau va filtrer la réalité pour me donner des signes de danger. Si je me sens exclu, il va me montrer tout ce qui peut ressembler à de l’exclusion. Ce biais est ancien, profond, et bien documenté dans les travaux sur la cognition sociale.
C’est ce que certains appellent l’effet d’aura (ou halo effect), popularisé par Edward Thorndike : une première impression (positive ou négative) va colorer tout ce que je perçois ensuite. Une forme de filtre émotionnel qui rend les signaux ambigus… bien moins ambigus qu’ils ne le sont réellement.
Dans une organisation, cela signifie que si la relation est brouillée, si la confiance est affaiblie, chacun devient le miroir des projections de l’autre. Et tout ce que l’on fait — ou ne fait pas — est lu au prisme de cette coloration affective.
Pour autant, il est important de reconnaître que :
Le conflit évité peut être régulé sans affrontement, si la relation est maintenue.
Le cerveau n’interprète pas toujours négativement, surtout dans des contextes bienveillants.
Toute lecture comportementale suppose humilité et sens du contexte.
2. Le cerveau en quête de sens (et de protection)
Des auteurs viennent appuyer cette idée — et franchement, ça fait toujours du bien de se dire qu’on n’est pas tout seul à penser que ce qu’on ressent colore ce que l'on perçoit.
Antonio Damasio, neurologue et auteur de L’erreur de Descartes, nous rappelle gentiment que nos émotions pilotent nos pensées, même quand on croit rester rationnel. Il résume ça en une formule devenue célèbre : « Nous ne sommes pas des machines à penser qui ressentent, mais des machines à ressentir qui pensent. »
L’effet halo, théorisé par Edward Thorndike (psychologue et pionnier de la psychologie de l’apprentissage), illustre parfaitement cela : une première impression va colorer tout ce que l’on perçoit ensuite. Si cette impression est positive, on embellit tout. Si elle est négative, tout semble teinté de soupçon. C’est un peu comme si notre cerveau mettait des filtres Instagram à la réalité… sans nous demander notre avis.
Dans une organisation, cela veut dire qu’un collaborateur en insécurité relationnelle peut interpréter chaque parole neutre comme un reproche, chaque silence comme une exclusion. Et à l’inverse, dans un climat de confiance, une parole maladroite peut être perçue avec bienveillance.
C’est pourquoi nos émotions conditionnent nos interprétations, et donc, nos réactions. Comprendre cela, c’est reconnaître que parfois, ce que je crois voir de l’autre parle d’abord de moi.
Ainsi, dans ces situations, même le plus empathe des humains — celui ou celle qui d’ordinaire écoute vraiment, capte les non-dits, accueille l’autre — peut se retrouver un peu… déboussolé. Non pas par manque de bonne volonté, mais parce que son propre ressenti vient court-circuiter sa capacité à rester objectif. Parfois inconsciemment. Parfois avec un peu de déni (parce que bon, on aime croire qu’on reste neutre, toujours). Et c’est là qu’on commence à voir ce qu’on a envie de voir, entendre ce qu’on redoute, interpréter à travers notre humeur ou notre fatigue. La subjectivité prend le volant, même quand on pensait encore être sur la route de l’écoute.
3. La gentillesse, cette bombe à retardement
Dans mes formations, je dis et répète une phrase qui en fait sursauter plus d’un : « Arrêtez de vouloir être gentils, la gentillesse est source de conflits. » Et pourtant, je persiste. (Et ce message, je l’envoie autant à moi-même qu’aux stagiaires. Parce que moi aussi, j’ai grandi avec ces injonctions : pour être aimée, il faut être gentille !)
C’est que souvent, ce n’est pas de la vraie gentillesse dont il s’agit, mais d’un mélange de prudence, de politesse excessive, de peur d’être mal jugé. On évite un mot, une vérité, une remarque, pensant préserver l’harmonie. En réalité, on évite surtout le risque de froisser, d’affronter, de poser une limite claire.
Mais l’autre, en face, ne lit pas nos intentions cachées. Il perçoit parfois un malaise, un retrait, une retenue. Et ce flottement peut alimenter chez lui une forme d’incompréhension, voire d’interprétation négative.
Et ce qui est intéressant, c’est que le cerveau n’aime pas rester trop longtemps dans le doute. C’est instable, insécurisant. Alors il cherche une issue : et parfois, cette issue, c’est l’injustice. Quand on ne comprend pas ce qui se passe, on préfère croire qu’on est victime d’un mauvais traitement que d’admettre qu’on n’a rien compris. C’est douloureux, mais rassurant : on identifie une cause.
C’est ce que montrent aussi les travaux d’Axel Honneth, philosophe et sociologue, qui lie le sentiment d’injustice à une atteinte à la reconnaissance. Quand la relation devient trop floue, le besoin d’exister reprend le dessus… même par la colère. Et comme le dit Thomas d’Ansembourg dans son ouvrage Cessez d’être gentil, soyez vrai !, une vraie relation ne se construit pas sur la peur de déranger, mais sur la capacité à être soi, dans la clarté et la responsabilité.
Autrement dit : la fausse gentillesse crée de vrais malentendus. Finalement, la gentillesse est trop souvent une fuite du conflit... qui mène au conflit. Car vouloir épargner l’autre, c’est parfois l’empêcher de comprendre, de se positionner, de se sentir reconnu. Parce que souvent, elle cache un évitement. Une peur d’être mal vu, une peur de déplaire, une peur de dire. Mais l’autre, en face, ne comprend pas le silence, ne perçoit pas la retenue comme bienveillance, et finit par se sentir exclu, trompé, ou dévalorisé. Et là, la violence surgit : non pas parce que la personne est violente, mais parce qu’elle a besoin de rétablir la relation perdue, d’être reconnue, d’exister dans l’échange.
4. Quand l’interprétation devient prédiction
Dans une relation, il suffit d’un doute non exprimé, d’un geste mal interprété, ou d’un silence prolongé, pour que l’interprétation se transforme en conviction. Et une conviction, ça agit. Ça organise notre perception. Ça transforme nos mots. Et parfois… ça détruit la relation.
C’est ce qu’on appelle l’effet Pygmalion inversé ou effet Golem : si je m’attends à ce que l’autre soit malveillant, je vais interpréter tous ses gestes à cette lumière… et finir par provoquer chez lui la réaction que je redoutais.
Et parfois, même sans attente négative, une émotion non reconnue vient brouiller les codes. L’effet Otello, bien décrit par Paul Ekman, désigne cette confusion : je crois que tu mens, parce que je perçois chez toi de la peur… mais cette peur ne vient pas d’un mensonge, elle vient du fait que tu as peur de ne pas être cru. (Et là, c’est le serpent qui se mord la queue.)
Mais attention. Même si je cite Ekman, je ne défends pas l’idée que la lecture d'une émotion révèle une intention de tromper. Au contraire. La synergologie® — dans sa version actuelle — rappelle avec force qu’interpréter une émotion comme un indice de mensonge est non seulement faux, mais dangereux.
M$ême en tant que synergologues, notre propre état d’esprit colore notre lecture du langage corporel. Une double subjectivité, donc. C’est pourquoi toute interprétation rapide, même bienveillante, mérite d’être questionnée. Pas pour douter de l’autre… mais pour rester fidèle à la complexité humaine.
Ainsi, dans ces situations, le plus empathe des humains, celui qui est à l’écoute, se retrouve limité dans sa capacité à tendre vers l’objectivité. Non consciemment, et parfois avec un petit supplément de déni (en option), on n’est plus à l’écoute, on voit et on entend ce que l’on a envie de voir et d’entendre. Et si la charge émotionnelle s'en mèle, alors on perd pied.
5. Intention vs. effet : quand on croit bien faire…
Dans les organisations, il est fréquent qu’un responsable dise : « Je voulais bien faire. » Mais ce qu’il a produit est perçu comme blessant ou injuste. C’est la différence entre l’intention et l’effet. Ce n’est pas parce que j’ai de bonnes intentions que l’autre le reçoit comme un cadeau. L’effet peut être tout autre.
On le voit aussi dans un autre domaine que l’organisation : l’éducation. Prenons un exemple du quotidien avec les enfants : interdire les écrans, limiter les bonbons, imposer des légumes ou (pire !) demander « d’aller faire des trucs dehors » peut parfois être perçu comme de la torture. Même faire attendre sans tablette devient une épreuve. L’ennui ? Un supplice ! Pourtant, ces règles ont une intention éducative claire : préserver la santé, l’attention, l’équilibre. Mais ce n’est pas ce que l’enfant reçoit. Il reçoit une frustration, un sentiment d’injustice, voire une atteinte à sa liberté.
Et là encore, l’opposition surgit. Parce qu’il y a un écart entre l’intention (protéger) et la perception (punir). Ce petit exemple vaut pour bien des collectifs. Car finalement, l’expression d’une opposition, même vive, même violente dans les mots, peut être un retour du lien.
Marshall Rosenberg, créateur de la Communication Non Violente,(je sais oui je le cite beaucoup, il est tellement utile!)
insiste là-dessus : ce n’est pas l’intention qui fait la qualité de la relation, mais l’impact qu’on a sur l’autre. Cette confusion entre ce que je veux transmettre et ce que l’autre reçoit est à l’origine de nombreux malentendus, et parfois, de révoltes. Parce que se sentir blessé par quelque chose qui était censé nous faire du bien, c’est particulièrement déstabilisant. Cela remet en question le lien, et parfois même la confiance dans l’organisation.
6. Et si l’opposition était un signe de vitalité ?
Il y a des contextes où le silence est bien plus préoccupant que la révolte. Une équipe qui se tait, c’est peut-être une équipe qui s’est résignée. À l’inverse, une équipe qui gronde, qui s’exprime — parfois mal, parfois trop fort —, c’est une équipe qui est encore vivante. Qui a encore quelque chose à dire, quelque chose à défendre.
L’opposition, quand elle émerge, peut être le symptôme d’un attachement. On s’oppose parce qu’on tient. Parce qu’on attend encore quelque chose de la relation, de l’organisation, du collectif. Le désaccord peut donc être vu comme une preuve de confiance restante — ou en tout cas, d’un espoir de transformation.
Et dans ce cas, l’enjeu n’est plus d’éviter le conflit à tout prix, mais de savoir l’accueillir, de le réguler, de lui donner un espace. Parce qu’un conflit qui s’exprime est un conflit qui peut se traverser. Tandis qu’un conflit qui couve finit toujours par brûler tout ce qu’on a voulu préserver.
Alors, pour clore en douceur (et un peu en espièglerie), trois idées à garder en tête :
Le conflit évité peut être régulé sans affrontement, si la relation est maintenue.
Le cerveau n’interprète pas toujours négativement, surtout dans des contextes bienveillants.
Toute lecture comportementale suppose humilité et sens du contexte.
Et comme souvent, ce n’est pas ce qu’on voit qui est le plus important… mais ce qu’on choisit d’en faire.
Et pour travailler cela en soi ?
Si ces mécanismes vous parlent, un bon point de départ consiste à observer vos propres intentions… et à vérifier leurs effets. Choisissez une situation récente (en famille, entre collègues, en équipe) où vous pensiez « bien faire ». Puis demandez simplement à l’autre : « Comment l’as-tu vécu ? »
C’est inconfortable, parfois déroutant. Mais cela ouvre un espace d’apprentissage fabuleux sur les décalages entre ce que je crois donner… et ce que l’autre reçoit. Et si l’on veut aller plus loin, tenir un journal de perception croisée (intention vs. effet observé) permet de développer une posture plus lucide et apaisée dans ses relations.
Et si finalement, la clé d’une organisation apaisée n’était pas de devenir des experts de la communication… mais juste d’arrêter de faire semblant d’être gentils quand on est agacés, de faire des réunions quand on n’a rien à dire, et de croire qu’on comprend l’autre quand on n’a même pas pris le temps de lui poser une seule question ?